François Bon

François Bon

L'Express

Pensez vous, comme Umberto Eco, que le livre papier soit un objet techniquement parfait, comme la cuillère ou la roue?

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F.B. En tout cas, c'est un objet rudement complexe. Qu'on aille voir la composition des encres, ou tout simplement comment s'est affiné l'art de la typo. Mais c'est un objet qui a constamment évolué : il n'y a jamais eu d'état fixe de son histoire. A-t-il alors jamais été "parfait" ? Peut-être dans l'absolue beauté des vieux livres manuscrits, à leur apogée...

Un livre numérique est-il un livre numérisé, ou bien un nouvel objet culturel ?

On vivra longtemps dans la transition : avec des versions numériques de nos Balzac, nos Gracq, nos Jules Verne, donc des livres numérisés. Mais ce qui nous fait basculer, ce n'est pas le livre numérique, c'est l'usage que nous avons du Web : pour nous informer, pour la correspondance privée, ou pour la pensée dense, l'écart où l'on s'aventure vers soi-même. Dans ces usages qui passent par le numérique, nous nous cherchons nous-mêmes comme nous l'avons toujours fait, et la littérature est la part spécifique du langage dans cette quête. En ce moment, ces frontières neuves entre sites et livres sont le point de rupture : un navigateur est une interface de lecture aussi puissante que le livre. Et même l'édition traditionnelle, lorsqu'elle adopte le langage xml, construit désormais les livres imprimés comme des sites web. Nul ici pour être prédictif.

Le livre numérique pose-t-il de nouveaux dangers pour la vie privée du lecteur ?

Quand on achète un billet de train, la SNCF vous propose aussi de publier votre voyage sur Facebook, et idem, il vous faudra remplir nom prénom adresse si vous vous faites livrer vos courses en ligne chez Auchan ou Carrefour, qui sauront ce que vous mangez. Question posée globalement à la société. La prescription par "j'aime" ou "j'aime pas", les suggestions par algorithme selon votre profil, on en a tous ras-le-bol. Mais on sait aussi s'en défendre, non ? N'empêche qu'Amazon, s'il souhaite, peut faire remonter combien de temps vous avez mis à lire le livre acheté sur Kindle, où vous en êtes de votre lecture etc. À nous d'inventer les anti-virus.

Croyez-vous que les tablettes multimédia l'emporteront sur les liseuses dédiées?

La difficulté, toujours, c'est de s'empêcher soi-même de juger. J'ai eu deux "liseuses", et depuis que j'ai un iPad je ne les utilise plus jamais. Mais le papier électronique évolue, vitesse de rafraîchissement plus rapide qui lui ouvre la vidéo ou l'affichage des sites, la couleur débarque aussi. Des ordinateurs se dotent d'écrans détachables en papier électronique. Pourtant je ne crois pas à la "lecture dédiée" : ce qui me passionne plutôt, c'est comment passer d'un texte au réel qu'il documente, à l'univers des discussions associées. On a un nouvel axiome, très récent: plus on vous propose de sortir d'un texte, plus on vous incite à y revenir. La lecture sur iPad est ouverte sur le web, elle n'empêche pas une lecture dense.

Pourquoi les éditeurs français semblent-ils se méfier du livre numérique?

Passer d'une structure industrielle, des bureaux et entrepôts, deux cents salaires, avec tout un cloisonnement de métiers, à l'économie numérique, ce n'est pas simple du tout : alors il ne faut pas trop leur en vouloir. L'édition imprimée vit sur la trésorerie des "retours" libraires, sur la distribution via camions et colis, et sur l'économie du poche. La stabilité leur est nécessaire, le plus longtemps possible. Ça a évolué différemment aux Etats-Unis, parce que les usages ont créé la demande : dans le métro de New York, le Kindle est aussi banal que nos journaux gratuits. La conséquence, c'est l'apparition en ce moment de mini structures purement numériques, qui ne remplacent pas l'édition traditionnelle, mais s'installent à côté, peut-être définitivement. Publie.net, la coopérative d'édition dont je m'occupe n'étant qu'un exemple parmi d'autres. Dernier point : sous l'apparente stabilité du "marché" du livre, il y a une profonde recomposition autour des best-sellers et un effondrement de la diffusion des autres titres - les libraires vont devoir faire attention pour que leurs tables restent des objets de désir.

Qu'est-ce qui différencie l'édition numérique de l'édition classique ?

J'allais dire : rien du tout. Quand j'ai eu la responsabilité d'une collection au Seuil, pour la préparation éditoriale, j'avais droit à trois journées-salaire du préparateur-correcteur. Le dialogue avec l'auteur, la mise au point du texte, la réflexion sur son ergonomie graphique, y compris avec l'epub, qui est un format encore très immature, ce sont les mêmes paramètres. La différence, c'est plutôt dans le publishing, la publication à proprement parler : le cloisonnement des métiers cesse. L'ancien écosystème - l'auteur donnant son manuscrit à l'éditeur, qui le passe ensuite à la fabrication, lequel le passe à l'imprimeur, puis la distribution, l'appui par le service de presse, le relais par la critique littéraire - a explosé en vol, alors même que les maisons d'édition traditionnelles sont encore structurées sur ce principe. La "recommandation" passe par sites et blogs, avec un rôle de l'auteur accentué (et donc rétribution qui va devoir évoluer dans ce sens), et la distribution numérique coûte le même prix en location de serveurs qu'on ait cinquante revendeurs ou un seul. Et côté lecteur, la valeur symbolique n'est plus attachée au transfert d'un objet réel - dans sa "liseuse", son ordi ou son iPad, on n'emporte plus "un" livre, mais sa bibliothèque. Changement radical, qui est à la fois l'obstacle et la chance.

Quelles sont les nouvelles caractéristiques de l'écriture littéraire numérique?

Pendant très longtemps, les traitements de texte n'ont pas évolué, et les auteurs avaient comme outil principal un logiciel de bureautique. C'est enfin en train d'évoluer : gestion des notes et des brouillons, de la documentation faite de liens et d'images, ça bouge. Surtout : encore massivement, aussi bien les étudiants que ce que je vois circuler de manuscrits d'auteurs, on en reste au traitement de texte basique, alors que des logiciels comme Pages permettent d'écrire directement depuis une mise en page, et d'avoir comme premiers outils, aussi bien que les mots du texte, vidéo ou enregistrement vocal, images ou liens. La palette du peintre a plusieurs couleurs : la nôtre évolue vers ça. C'est évidemment plus difficile pour ceux de ma génération que pour ceux qui arrivent avec déjà ces outils. Pour ma part, j'adore écrire d'abord sur mon site, via blog public ou blog privé, avec ce vocabulaire d'emblée éclaté en nuage. Et quand ça se stabilise dans l'arborescence du site, je l'importe dans mon traitement de texte. Je dirais que l'écriture numérique a évolué plus vite que la lecture - il faudrait maintenant parvenir à utiliser le fabuleux télescope microscope de la lecture classique pour donner à l'écriture numérique sa pleine puissance d'héritière.

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